La vie ordinaire
Aucune illusion n'est peut-être aussi commune et aussi insidieuse que celle qui fait croire que la vie spirituelle va éloigner le chercheur de la vie ordinaire. La vie quotidienne sera toujours incluse. En fait, nous nous immergeons de plus en plus dans l'ordinaire : « Nous coupons du bois et nous portons de l'eau ».
Nous sommes souvent le moins préparés pour cette mondanité de la voie. Après avoir goûté à la passion de l'âme qui initialement semble tellement « autre » par rapport à notre expérience ordinaire, nous avons tendance à attendre que la banalité de la vie s'efface dans l'exaltation ou dans l'extase du voyage intérieur. Nous imaginons peut-être une vie spirituelle remplie de défis dangereux et d'états spirituels. Mais c'est seulement l'ego qui une fois encore accapare l'expérience pour ses fins propres.
Il n'est pas satisfaisant de n'être qu'un simple voyageur marchant dans la poussière en direction de sa maison !
Le caractère vraiment unique de notre nature apparaît souvent tout à fait ordinaire et simple.
Une amie décrit ainsi son expérience : « Je suis toujours choquée de constater à quel point les choses sont ordinaires, à quel point je redescends encore et encore vers l'ordinaire. Je m'attendais vraiment à ce que les choses soient "extra-ordinaires". »
Une autre amie qui vint vers mon maître s'attendait à vivre une simple vie de méditation, mais après quelques années elle se retrouva en train d'enseigner à trente enfants qui demandaient toute son attention tout au long de la journée, dans une école primaire au centre de la cité. Ce n'était pas ce qu'elle avait imaginé !
Souvent, l'attachement à l'« extraordinaire » de la vie spirituelle est un autre moyen de nous protéger contre la vie et contre nous-mêmes, de même qu'une fantaisie romantique peut nous protéger contre la vulnérabilité et les demandes d'une vraie relation.
L'amour vrai nous met à nu et nous rend vulnérables car les schémas qui nous protègent sont alors dissous ou brûlés.
Contrairement à bien des illusions, la vraie nature de la voie c'est de nous rendre de plus en plus vides, c'est de nous aider à avoir moins plutôt que plus.
Alors que les illusions gonflent le plus souvent l'ego, lui faisant croire qu'il est spécial, sur la vraie voie nous devenons plus ordinaires et plus simples.
Lorsque nous vivons la passion de l'âme, déchirés par l'amour, il se peut que nous oubliions trop aisément l'importance de payer nos factures à temps ou de prendre soin de nos besoins humains et de nos responsabilités. Il se peut que nous traversions la vie sans bien faire attention à la façon dont nous traitons les autres et nous-mêmes.
Mais, sans une base solide dans le quotidien, sans apprendre à traiter la vie avec l'attention et le respect dont elle a besoin, il ne nous est pas possible d'y vivre pleinement l'énergie de l'âme. Se centrer sur la vie quotidienne donne une base à l'énergie rencontrée sur le chemin, de plus cela rend difficile à l'ego de créer des fantaisies spirituelles.
C'est pourquoi, traditionnellement, quand un jeune homme venait pour la première fois au tekke (ou khânqâh - ce qui signifie centre ou refuge soufi, en turc ou en persan), on lui donnait à faire les tâches les plus mondaines ou les plus basses, par exemple : nettoyer les toilettes ou balayer la cour. Il était possible que les premières années on ne lui donne aucunes pratiques spirituelles, mais à leur place, de simples tâches de service.
Il est important de ne pas rejeter la dimension ordinaire de notre expérience, car la nature de l'âme est simple et ordinaire et s'exprime souvent dans ce qu'il y a de plus ordinaire. L'âme est une qualité d'être dans laquelle les choses « sont », tout simplement.
Là, la paix « est », l'amour « est », même le pouvoir « est », tout simplement. Nous ne remarquerons jamais, nous vivrons encore moins ces qualités de l'âme si nous suivons nos désirs afin d'échapper à l'ordinaire, si nous créons des drames inutiles ou des fantaisies.
Les haïku Zen reflètent souvent cette simplicité. La rosée sur l'herbe est présente, ici et maintenant, sans faire d'histoire. La pleine lune de la moisson reflétée sur l'eau est à la fois simple et profonde. Le contenant que nous créons sur le chemin est une relation de maturité avec la vie. Nous ne serons jamais capables de vivre le paradoxe de l'ordinaire rencontrant l'extraordinaire si nous ne sommes pas prêts à accepter la vie telle qu'elle est.
La vraie tâche, c'est de rester fidèle à soi-même dans tous les défis de la vie quotidienne, de s'intérioriser ne serait-ce que cinq minutes par jour alors même qu'il y aurait des distractions nombreuses.
L'acte de se souvenir n'a plus lieu dans l'isolement, mais au bureau et au supermarché. Il se peut que la voie soit l'opposé de ce à quoi on s'attendait ; il se peut qu'elle soit paradoxale, troublante et contraire à notre conditionnement, mais elle doit être vécue dans le monde, elle doit faire partie de la vie quotidienne.
A cette phase particulière de l'évolution de l'humanité, la nature ordinaire de la vie a une autre signification. Dans cette ère qui commence, cet ordinaire va être capable de refléter le numineux de l'âme d'une autre façon.
Mais, afin de permettre à la vie de refléter la richesse et la nature éternelle de l'âme, nous devons abandonner les schémas, personnels et collectifs, qui nous éloignent de l'ordinaire.
Nous devons apprendre à discerner entre une fantaisie de la vie spirituelle du type Disneyland avec toutes ses montagnes russes et ses barbes à papa, et la vraie manière par laquelle Il se révèle Lui-Même.
Source: Le journal Soufi
.