Bonsoir
Voici une fiction que j'ai écrite il y a 2 ans...
"Je suis né dans une famille de cinq enfants. En l’an 3734, par un heureux hasard de printemps, mes yeux se sont ouverts sur le monde. Je fus assez chanceux, et contrairement à la grande majorité des hommes de ce siècle, mon enfance s’écoula comme une romance, une mélodie. Nous vivions en bordure du grand fleuve, dans une campagne luxuriante, une partie du monde que le temps lui-même paraissait avoir oublié. Parmi mes frères et sœurs j’allais et venais au milieu des jeux que nous organisions ensemble.
Je me souviens que nous courions sur le bord du fleuve… nous rivalisions de vitesse avec les pirogues de pêcheurs qui descendaient jusqu’à l’embouchure et lorsque l’océan arrêtait notre élan, nous nous laissions tomber sur la grève, épuisés mais heureux. Puis, à la tombée du jour, nous revenions sur nos pas et retrouvions l’univers si familier du hameau.
Notre maison trônait au sommet d’une colline et les jours de beau temps, par la fenêtre de ma chambre, je contemplais l’océan. Parfois, de longues heures, je restais admiratif devant cette immensité qui suggérait un au-delà, une multitude de mondes inconnus qui attendaient d’être découverts, explorés. Mais, lorsque de ce lointain inaccessible ma pensée revenait et se posait sur la campagne si proche, je ne pouvais retenir plus longtemps mon désir d’évasion. Alors, par la fenêtre, je me laissais glisser et je filais au loin à toute vitesse.
Alors, j’allais jusqu’au plus profond de la campagne, parcourant vallées et coteaux, heureux de me sentir libre et bien vivant, heureux de cette vitalité qui s’animait en chacune de mes fibres. La vie s’exprimait en tous sens, que ce soit au plus haut des arbres qui pliaient sous le vent ou même dans le murmure des ruisseaux, aucun lieu ne semblait dépourvu de cette vitalité débordante. Durant des heures la nature me captivait et me transmettait l’énergie qui la parcourait et lorsque je rentrais le soir, je me sentais débordant de joie.
Lors de ma quatorzième année, mon père me prit en aparté et sous le ton monocorde qu’il adoptait en permanence, il m’annonça :
— Damien, je ne suis pas sans connaître les désirs de ton coeur, je vois bien de quelle façon tu tournes dans la vie, toujours à la recherche de ce qui dépasse les apparences…
Durant quelques instants il interrompit son monologue et m’observa avant de poursuivre :
— J’ai parlé avec le grand « Chancelant », dès demain tu rentreras à l’école d’alchimie !
C’était une déclaration sans appel, je ne pouvais que m’y conformer mais cela ne constituait pas un poids pour moi ; et tandis j’acquiesçai par un signe de tête, je vis mon père esquisser un sourire que je n’oublierai sans doute jamais.
Cette école, ouverte selon les dires sur des vérités oubliées, m’apparaissait comme un véritable mythe et ce fut avec une grande appréhension que j’en franchis le seuil. Mais une fois à l’intérieur, lorsque je vis la simplicité de mes professeurs, je repris confiance et un nœud se dénoua au fond de ma poitrine. Ainsi, dès mon plus jeune âge je pénétrais dans le secret des grands hommes et sous leur regard approbateur, j’étudiais les rouages qui font tourner l’univers. Au fil des années qui s’écoulèrent tout ce qui restait caché au commun se montra à mes yeux ébahis. Je progressais à une vitesse qui surprenait mes enseignants eux-mêmes ; mais d’une certaine façon... je peux bien l'avouer, je n’avais pas l’impression d’apprendre quoi que ce soit mais uniquement de redécouvrir ce que je connaissais déjà ; comme la révélation d’une mélodie qui n’avait jamais cessé au fond de moi mais que, pour des raisons obscures, je n’entendais plus. Ceci me surprit au plus haut point et avec le temps et la maturation qu’apportèrent ces enseignements, je quittai les sentiers battus… dans le silence le plus absolu et à l’insu de tous…
Ce qu’il en ressortait pourrait s’exprimer en quelques mots : Je compris que le fondement de la grande alchimie se trouvait, non pas dans les écrits dont on m’abreuvait, mais au fond de notre être, sur le plan le plus intime de notre esprit. Je perçus que ces connaissances externes que l’on me transmettait n’étaient que le reflet d’une réalité plus fondamentale, d’une source qui coule au fond de soi. Mais surtout, je supputais que ce plan externe, ce que l’on apprenait, n’avait de valeur que pour révéler cette dimension intérieure… Et le plus étonnant en cela, c’est qu'il semblait que mes guides eux-mêmes, ignorants l’esprit de ce qu’ils enseignaient se complaisaient dans la lettre, dans son expression… C’était du moins ce que je croyais à l’époque, j’appris beaucoup plus tard que je me trompais à ce sujet…
Lors de ma vingtième année, ma formation s’acheva et c’est en grande pompe et avec tous les honneurs que je reçus l’insigne des alchimistes. Avec elle, je devais partir dès le lendemain et courir le monde pendant cinq ans, période durant laquelle je ne devais pas séjourner plus d’un mois dans le même village. Il me fallait mettre ma science au service des hommes ; l’éprouver dans le feu, ainsi que l’exprimait la formule consacrée.
Ainsi, ce jour-là, comme le veut la coutume, tous les regards se détournèrent de moi et aucun de mes amis ne me souhaita bonne chance ; alors que le jour précédent, j’avais été glorifié de toutes les manières possibles, aujourd’hui il ne restait plus que cette apparente indifférence ; je savais bien c’était leur façon de me dire :
« Pars !… ta place n’est plus parmi nous maintenant !... ouvre-toi à la vie ! déploie l’enseignement de la grande alchimie sur une autre terre ! va vers un ailleurs !... »
Mais ma sensibilité en fut néanmoins touchée.
À peine le jour fut-il levé que je partis sur les chemins, avec mon aspiration et ma confiance en la vie pour seul bagage. La route ne m’effrayait pas, convaincu que j’étais de toujours trouver nourriture et asile tout le long de mon parcours. Mais ce que je laissais derrière moi recelait tant de richesse que je ne pouvais être sûr de retrouver un jour un tel trésor.
Pourtant, le lendemain, face à la quête qui s’ouvrait sur cette nouvelle vie, je m’interrogeai et une souffrance profonde m’oppressa. J’entrepris de visiter ce village qui venait de m’accueillir mais ce ne fut à chaque instant que ma propre peine que je voyais et les objets ou les êtres devant moi me laissaient comme aveugle. Je le vécus comme un grand vide car aucune destination ne m’était donnée, aucun objectif si ce n’était celui, utopique, incertain et flou de trouver le bonheur.
« On ne peut revenir sur ce qui a été, c’est vers l’avant qu’il faut se diriger ! »
Et c’est face à cette angoisse sourde, où s’imprimait le regret d’un éden perdu, que je devais aller chercher une lumière quelque part.
Seul, parcourant les immenses routes, sous un soleil de plomb ou sous la pluie battante, j’avançai vers un avenir inconnu.
Progressivement, la monotonie de mes pas touchant le sol et ce vide dans mon existence laissèrent apparaître un nouvel éclairage en moi : Je pris conscience qu’il ne s’agissait pas de trouver un lieu particulier, mais que ce bonheur tant convoité dépendait de ma qualité « d’être ». Ferme dans cette conviction, je résolus qu’au prochain village je m’intéresserai à la vie des hommes.
Je pus m’intégrer et dans les mois qui suivirent, je découvris de nouveaux paysages tissés par la relation avec les hommes et les femmes que je rencontrais ; que ce soit sur la route ou dans les villages où je m’arrêtais pour un temps, je ne manquais jamais d’échanger quelques mots amicaux ou de venir en aide si besoin était. Ces contacts nourrirent mon cœur et me firent redécouvrir ce que j’avais perdu depuis mon départ.
Á travers cet équilibre retrouvé, les choses m’apparurent plus claires : je compris que je traversais alors le plan émotionnel, celui qui lie dans une dépendance à l’idée d’appartenance à une famille ou à un groupe. En réalité, j’étais encore à l’école, mais cette école-là se traduisait à l’échelle de la vie ; elle était le monde, elle était cette intelligence qui prend soin et gère toute chose…
Intuitivement, je compris que c’était entre ses mains que dans leur amour, mes professeurs et mon père m’avaient remis.
Progressivement, je me suis intégré à ce monde qui m’entourait et à la fin de la troisième année qui suivit mon départ, je découvris une grande cité où je pus enfin déposer mon bagage et abandonner mon errance. Consciemment et sans aucun remord, je dérogeais à la contrainte qui liait les jeunes alchimistes : « Ils ne devaient pas adopter de vie sédentaire durant les cinq premières années suivant l’initiation. »
En ce sens, je fis acte de désobéissance et ainsi, je retrouvais ma liberté... je prenais ce qui me revenait de droit et le cœur rempli de reconnaissance pour tous ceux qui m’avaient guidé jusqu’à cette porte de liberté, je sentais leur amour revenir vers moi dans une fusion où se dissolvait l’identification…
Plus de lien, plus de dépendance, que de l’amour !
Sans obstacle, sans retenue, la grande alchimie pouvait alors s’exprimer et se manifester… J’avais retrouvé « ma maison », elle n’était rien d’autre que le monde lui-même !..."