Poème soufi

Par : SHEIKH SIDI MOHAMED BEN MOHAMED EL HARRAK EL HASSANI (1772-1845)

Serais-tu en quête de Leïla * , alors qu’Elle se manifeste en toi ? La prendrais-tu pour un Autre, alors qu’Elle n’est autre que toi ?

Cela est une évidente niaiserie dans la religion de l’Amour. Sois circonspect, l’Autre est la rupture même !

Ne L’as-tu point aperçue déployer Sa beauté sur toi ? Elle se serait évanouie, si Elle ne procédait de toi-même ?

Tu La sommes de se rapprocher, alors qu’Elle est ta totalité. La voilà qui s’incline, qu’Elle te chérit et t’affectionne.

Sa rencontre est très précieuse. Seul accède à Son amour celui qui perçoit un sens dépourvu d’identité.

Je suis tellement épris d’Elle que je suis anéanti par Son amour. Elle aurait dit vrai si Elle jurait que j’étais Elle.

J’ai induit les hommes en erreur sur Son compte, après que je me fusse assuré de Sa présence en mon sein.

A cause de ma jalousie extrême, je L’ai dissimulée sous l’étoffe de mes Univers, à l’abri des envieux et de moi-même.

Elle est extrêmement belle. Telle est apparue la lumière de Son visage à un aveugle qui désormais discerne tous les atomes.

Elle se revêt de tous les atours de la grâce. Les amoureux L’adorent, où qu’Elle se manifeste.

Mon impatience à Son égard se délie en fervent amour. Je n’accepte dorénavant que de purs liens.

Parmi les amoureux, qui pourrait égaler ma passion envers Elle ou atteindre mon rang ?

Par Son Amour, il est en moi ce qui, jeté au feu, le ferait fondre à la moindre expiration.

S’il en venait à être jeté en mer, celle-ci deviendrait terre ferme et les nuages seraient desséchés.

J’ai été obnubilé par Elle à l’égard de moi-même, si bien que je ne La vois qu’Elle seule. Je suis tombé amoureux d’Elle au premier regard.

J’ai persisté à scruter le soleil de Son visage, jusqu’à ce qu’Elle se fût transparue des contours de mon image.

Mon Tout s’est occulté dans la grâce de Sa beauté, ayant été épris d’Elle bien avant ma genèse.

Ô toi qui me fais des remontrances à Son sujet, cesse de me les adresser ! Ma souffrance est douce, à cause d’Elle, et mon enfer est mon paradis.

Si tu le désires, adresse-moi tes remontrances à Son sujet ! Je ne t’écouterai point et je ne me tournerai guère vers toi !

Comment puis-je prêter oreille à une remontrance au sujet de Celle autour de laquelle mes poches se sont scellées, en vérité ?

Je suis épris d’Elle et La considère comme une Amante. Elle est, par Dieu, ma propre vérité !

En Elle, je prédis l’individualité dans l’art d’aimer. J’ai déchiré mon parchemin, en vue d’affermir ma voie.

Je suis devenu un aimé, après que j’eus été un amant, mon épiphanie étant devenue la plus grave de mes péchés.

Par Elle mes oreilles écoutent et mes yeux regardent. En L’observant, Elle est le point de départ et d’arrivée.

Dans Sa taverne, je m’abreuve de Ses coupes, m’élevant sur toutes les cimes.

Je ne vois point de coupe qui contienne du vin. Sa coupe contient la source de ma sagesse.

Toutes choses scintillent en Elle. Je ne vois que Sa lumière ardente dans toutes les directions.

Son commerce me fut agréé par la grâce du Tavernier. La boisson est devenue ma voie et ma religion.

Je pourrai La boire toute pure, si je le veux, ou bien mélangée. Je détiens la puissance sur toutes choses.

Je pourrai explorer l’Univers, si je le veux, ou parcourir de mon regard toutes les créatures.

J’ai bu la quintessence de la pureté. Si quelqu’un parmi les hommes désire boire, il ne trouvera guère que mon excellence.

La Providence a voulu que j’obtienne une grâce éternelle auprès de l’Omnipotent.

Par la grâce de Dieu dans les Univers, je dispose de la majesté du royaume éternel.

Je détiens un ascendant sur tous les événements. Je jouis d’un détachement à l’égard de toute alliance.

Je me tiens sur le trône de l’individualité. Un trône divin m’est dressé sur l’eau de ma capacité.

Je suis au cœur de l’occulte quand j’apparais. Quand je suis occulte, il n’y a personne d’autre de manifeste que moi.

Je me suis manifesté dans la Table des Secrets Occultes. Mon apparition réalise ma sagesse.

J’existe avant l’Univers et je lui survivrai. Il n’y a d’autre Univers que le prisme de ma joie.

Je me suis manifesté avant la Chartre du Destin. Je me suis manifesté après mon Enfer et mon Paradis.

Grâce à mes lumières, les destins se sont réalisés. Comme je suis étrange ! Mon unicité apparaît dans ma multiplicité.

Mon vin éparpille ses lumières sur toutes choses. Il domine vraiment toutes sortes d’existences.

Chassant l’infortune, ce vin est aussi un corps dont le souffle grise l’Univers dans sa totalité.

C’est un cristal qui se trouve au milieu d’une coupe. Si le cristal n’y est pas, la coupe risque de fondre aussitôt.

La coupe et le cristal sont parfaitement cimentés. La couleur de ma coupe est fonction de la couleur de mon vin.

Le vin confère de la grâce à ma coupe, car il y déverse de sa lumière. On aurait cru un soleil tournant autour d’une étoile.

Qu’elle est étrange cette coupe qui est aussi du vin, quoiqu’il apparaisse sous la forme d’un atome !

Les hommes n’y voient que du vin, à cause des fléaux énormes qui affectent leur clairvoyance.

Si leurs intimités étaient purifiées, ils aperceveraient la grâce des lumières aux formes inouïes.

Dans les jardins du royaume leurs fleurs apparaissent dans des bassins. L’illusion les fait apparaître comme des fleurs sans bassins.

Pour vaincre cette illusion, abandonne les impressions inhérentes aux pensées qui n’existent pas réellement.

Elles émanent de l’univers de la beauté et prennent place dans le cœur, cet Univers de l’oubli.

Délaisse les pensées sur l’au-delà afin de ne point laisser s’échapper les choses sûres.

Sois à côté des hommes mûrs et n’imite pas les idées de tout un chacun.

Beaucoup d’ascètes se trouvent plongés dans l’obscurité. Leurs réflexions ne leur apportent que des ténèbres.

La soumission coupe les ailes de l’homme. Le Seigneur ne l’agrée que par les éclairs de vertu.

Pour celui qui pense que son âme s’élève dans l’ascèse, aucune pénitence n’est pure et aucune œuvre n’est valable.

Celui qui accomplit une bonne action sans y mettre l’intention de servir Dieu ouvre la porte du chaos.

Il ne sera pur que s’il se libère de l’ignorance. Sinon, il se retrouvera dans les dédales du doute.

Si nous agissons sans nous dire que c’est Dieu qui agit, nous rencontrerons le doute dans toutes les directions.

Parce qu’on a perdu cette sincérité que Dieu nous ordonne d’avoir et qui consiste à lui réserver le service à Lui-Seul.

Rien n’est imposé à celui dont l’âme peine dans l’acte de servir Dieu.

La présence du Seigneur du trône est omnipotente. Rien d’autre que Lui n’est prouvé.

Celui qui voit un associé à Dieu, ne serait-ce que du poids d’un atome, ne réserve pas ses œuvres pour Dieu.


* Métaphore désignant l’Essence Divine dans la poésie mystique musulmane.



P.S : Ces vers sont extraits du recueil d'un Ancêtre, maître fondateur d'une célèbre retraite spirituelle, à Tétouan ( nord du Maroc ). Ils ont été traduits en français par nos soins.

Oui, Madorak...

C'est la soif de comprendre ce qui est...L'expression, les images, les symboles dépendent du terroir, mais le fond est commun à tous les (im)mortels...

Merci pour le partage...

Aliya...la Sublime, en langue de référence...

Dégager de tels textes de la poussière des manuscrits est presque un devoir par les temps qui courent...Celà montre tout simplement comment les êtres humains se ressemblent dans leur soif de vérité...

Merci infiniment pour la réaction...