Bonjour, voici une deuxième histoire...
Martin contemplait le quai balayé par le vent du nord… Comme une pluie fine, la brume naissante de ce matin d’Octobre vint recouvrir les formes présentes devant lui et chacune de ses fibres fut touchée par cette décroissance de clarté. Il n’attendait plus rien ! car le navire qui devait l’emporter au loin s’éloignait déjà, disparaissait dans cet horizon si proche. Il laissait dans son sillage, ultime souvenir, un panache de fumée qui déjà se mêlait au brouillard.
Depuis le début de la soirée, immobile sur ce quai désert, il avait attendu avec cet espoir de partir sur les flots et de découvrir des rivages merveilleux, loin de cette vie morne qui était la sienne… Pourtant, la lune elle-même semblait hésiter à se refléter sur les eaux sales du port, comme si celles-ci, indignes de la présence de son image, ne méritaient pas un tel honneur.
Cela aurait dû suffire à le prévenir et l’inciter à écourter son attente, mais pourtant il ne bougea pas… Et lorsque la pénombre fut totale et que s’illuminèrent des myriades de projecteurs, ils lui apparurent comme la promesse du bonheur et de la clarté. Mais sans doute avait-il oublié… Même lorsqu’elle est éclairée, la nuit reste la nuit !…
Pourtant, depuis fort longtemps déjà, il avait espéré cet instant où il pourrait s’en aller, s’ouvrir à d’autres horizons. Mais lorsqu’à minuit, il avait vu surgir cette masse grise sans âme, fendant les eaux noires du port, il n’avait pas osé faire ce pas en avant qui aurait pu, du moins le croyait-il, transformer sa vie. Il avança sur ce quai désert, comme pour se rassurer quant à la réalité de sa présence en ce lieu… « Un jour, je saurai, se dit-il, un jour je partirai !… »
Il abandonna cet espoir perdu puis revint sur ses pas. La tristesse envahissait son cœur… Le jour s’était levé mais pourtant, à travers la persistance de cette brume, la pénombre paraissait vouloir se poursuivre indéfiniment. Elle voilait la clarté du soleil et ce n’est que lorsque celui-ci s’éleva un peu plus haut qu’il parvint à percer ; enfin, il venait toucher son regard, mais ce halo lumineux, si loin et si faible, ne put transmettre ni chaleur ni clarté. Tout au plus n’était-il, lui aussi, que la promesse d’un espoir inaccessible.
Martin rejoignit son logement, quatre modestes murs qu’il occupait avec sa compagne. Il ne l’avait pas prévenue de son départ imminent et celle-ci, habituée à son étrange comportement, ne s’était nullement inquiétée de son absence durant la nuit.
Depuis longtemps déjà, ils ne partageaient plus rien, hormis le toit qui les abritait et les habitudes qui rythmaient le quotidien. La vie paraissait éteinte pour toujours… Mais là où se trouve la nuit, la présence de la lumière est inéluctable, car elles n’existent pas l’une sans l’autre tout comme une pièce de monnaie dont le coté pile implique inévitablement un coté face. Mais tout cela lui échappait et son regard restait absent… Est-il souffrance plus profonde que celle où l’on en vient à espérer l’espoir lui-même ?
Mais dans son cœur naquit un appel imperceptible, une aspiration qui s’élevait comme une prière au-delà même de l’agitation de ses gestes pour atteindre ceci ou cela. Dans les profondeurs de son être une impulsion s’animait et la vie s’apprêtait à y répondre. Au-delà des rives inconnues allait se montrer une dimension dont il n’avait même pas idée, la vie allait le rappeler…
Lorsqu’il entra chez lui, sa femme Myriam l’appela :
« Martin… »
Surpris, il tendit l’oreille… Ce n’était pas tant qu’elle prononça son nom qui le surprenait… mais le ton de sa voix portait une chaleur inaccoutumée, une chaleur qu’il n’avait plus connue depuis déjà bien longtemps et qui lui apparut comme le retour d’un éden. Il s’approcha d’elle, l’observa quelques instants et son regard, dans une expression informulée, semblait dire :
« Martin, nous allons de nouveau unir nos mains, unir nos cœurs dans une aspiration commune… »
La lumière avait-elle surgi en elle ? C’était bien possible ! Tout comme il était possible que la cause fut en Martin lui-même…
À cet instant précis, dans un éclair de lucidité où soudain le voile se déchira, il se souvint qu’elle l’avait souvent appelé puis regardé ainsi… Mais chaque fois il était resté comme sourd et aveugle, la profondeur de la détresse ancrée en lui, accrochée comme une pieuvre, lui cachait toutes les lueurs qui se montraient. Cette clarté qui émanait d’elle le dérangeait, elle remuait le schéma de ses habitudes, de son carcan et celui-ci se défendait.
Mais aujourd’hui, transformé sous la pression de cette épreuve qui l’avait mis à genoux et où l’espoir de ce départ vers l’inconnu avait disparu, il n’était plus le même. L’intensité de son tourment avait fait table rase de l’attachement à cette tour intérieure qu’il défendait. Maintenant une nouvelle vision pouvait naître, quelque chose de pur et de beau… Ses yeux venaient de s’ouvrir !… Ce qu’il avait cherché au loin, ce qu’il avait tant espéré se trouvait là !… Dans le regard de Myriam !…
Tendrement il prit sa main, la danse dans le présent allait pouvoir commencer. Ses yeux rivés dans les siens, il la vit si fragile, si tendre et si accessible que son cœur en fut chaviré… Comment avait-il pu être aussi aveugle ?
Combien d’Edens inaccessibles ainsi projetés dans un devenir nous cachent la richesse du moment présent ?